Svingen Arne - Rouergue


En exergue cette phrase de Joseph Conrad : « Nous pénétrions de plus en plus profondément au coeur des ténèbres ». Et c’est exactement de cela qu’il s’agit : en même temps que les deux protagonistes s’enfoncent dans des pays -Côte d’Ivoire et Libéria -bouleversés par les conflits, ils s’enfoncent en eux-mêmes. Le narrateur et son ami Sam originaire de Côte d’Ivoire ont quitté précipitamment la Norvège où ce dernier avait trouvé refuge. Il veut retrouver sa mère dont un informateur lui a dit qu’elle avait survécu aux massacres. Ils ont volé l’argent nécessaire au voyage à l’un des tuteurs du narrateur et sa mémoire en est marquée au fer rouge. Ce voyage qu’il imaginait comme une exploration sera tout autre. Juste avant de partir il a acheté le roman de Joseph Conrad « Au coeur des ténèbres » et sa lecture l’amène à faire le parallèle entre le récit et ce qu’il vit : découverte d’une nature envahissante, éloignement de toute humanité. Il découvre un pays en proie à des troubles dont les enjeux lui échappent. Il n’en voit que la violence la plus absurde parce qu’incompréhensible : des milices, des mercenaires, des enfants soldats
manipulés, drogués. Un univers où « la vie a moins de valeur qu’un coca », comme il le dit à plusieurs reprises. Au cours du périple qui doit les conduire près de la mère de Sam, il découvre un autre visage de son ami : il a été aussi un enfant soldat capable de donner la mort, il est attendu par les siens comme un messie parce qu’il a toujours échappé à la mort. Dans cette plongée au coeur des ténèbres leur amitié reste le seul repère. Ce roman passionnant construit comme un road-movie rend bien compte de la confusion qui est leur quotidien : « Voilà, je me dis, c’est ça l’Afrique. Un continent où certains fuient une guerre, où d’autres veulent s’en aller loin de la sécheresse, où d’autres encore sont en quête d’une vie meilleure, où certains veulent juste en retrouver d’autres qui eux-mêmes ont fui quelque chose ou ont été séparés de leurs proches au fil de ces éternelles pérégrinations. Un continent où les gens errent en permanence et où une quantité dérisoire de personnes parviennent en fin de compte à être réunies. » L’écriture en de longues phrases enveloppantes parvient à rendre le sentiment d’être englué dans une toile d’araignée qui abolit tout espoir d’avenir. Ce roman contraint le lecteur à voir ces images d’une noirceur désespérante qui restent malheureusement d’actualité comme on l’a vu avec les derniers conflits en Côte d’Ivoire.
Arne Svingen a reçu en 2005 pour cet ouvrage le prix Brageprisen, la plus haute distinction littéraire en Norvège.

Bernadette Poulou