Benhameur - Thierry Magnier


Judith, 17 ans, vit entre deux silences. L’un lui est imposé, l’autre est un « Silence, énorme, lourd » au fond d’elle-même. Chez elle, « à l’intérieur, il y a une zone fermée, barricadée ». Judith n’est pourtant pas timide mais elle vit dans un milieu familial où la parole est difficile, parfois interdite. Malgré tout, c’est depuis cet empêchement à dire qu’elle va progressivement se construire, cet empêchement dont le père, autoritaire, est d’abord responsable. « Mon corps, devant mon père, c’est du plomb. », dit-elle, tout comme pour sa mère, la présence de son mari impose que celle-ci se mette « au garde-à-vous à l’intérieur ». Mais alchimiste habile, la jeune fille transformera progressivement ce plomb en or, celui de la liberté, de l’indépendance, et de la vie enfin habitée.

En effet, dans une énonciation fragmentaire faisant alterner présent et passé, dans une langue littéraire tout en finesse, en élégance et en puissance évocatoire, Jeanne Benameur raconte à la première personne comment Judith parvient à s’émanciper, d’abord de l’oppresseur de la même façon que la Judith biblique se débarrasse d’Holopherne, puis des résistances qu’elle a en elle et qui l’empêchent de se réaliser. Judith possède en elle un « maelström » et un volcan. Ils se mettront en mouvement ou en action. Ainsi pourra-t-elle peu à peu se sentir cette femme qu’elle cherche en elle.

Sans doute, le premier signe qui lui fait entrevoir une possible libération vient-il de l’amour, de la force de l’amour qu’elle vit aux côtés d’Alain, ce jeune homme qui travaille dans une usine et pour lequel elle nourrit une admiration sans bornes : « Je l’admire. Ah oui, je l’admire. Pour ses idées, il est capable de tout donner. Ça, ça me gonfle le cœur. » Elle l’admire aussi non seulement pour sa voix et la force des mots dans sa voix qu’elle relie à la force des mots dans le poème, mais aussi pour « le silence entre ses mots » qu’elle devine fondamental.

Lorsqu’elle rencontre Alain, elle ne cesse de chercher dans sa relation avec lui un idéal d’entente et de compréhension. Elle « rêve d’une entente sans mots », elle rêve « d’être l’amante la femme la secrète l’absolue », elle rêve « d’un amour puissant qui ne se verrait pas », elle rêve, « fort ». Elle voudrait « devenir lui pour qu’il ne [la] quitte jamais ». Pourtant, ils finissent par se séparer et elle poursuit sa route sans Alain, mais avec ses livres.

Car Judith a un âge où on entre à l’université. Passionnée de littérature, c’est tout naturellement qu’elle choisit les Lettres. La lecture est son havre de paix. Dans la lecture, elle part « loin de ce qui [la] poursuit et qui n’a pas de visage ». La littérature possède des pouvoirs insoupçonnables. Ainsi le dit Judith : « La littérature entrait dans ma vie au plus intime et je sentais qu’elle me permettait de vivre. Elle ouvrait un espace possible pour respirer à l’intérieur de moi. Je prenais force. Dans le silence des mots écrits. Ceux des autres. Les miens. » C’est avec l’écriture et la parole libérée que Judith gagne du terrain sur la menace d’envahissement par la grande peur, cette peur sournoise de vivre, dont on ne connaît jamais le point d’ancrage. Elle apprend finalement à dire « non », non pas le non du refus mais le non de l’affirmation de soi, qui est aussi un grand oui de l’acceptation d’être au monde.

Ce magnifique récit de Jeanne Benameur, dont la puissance évocatrice vient aussi de deux récits enchâssés au premier dans une mise en abyme, commence par cette phrase isolée du reste du texte : « Je suis nue ». Même si la scène décrite ensuite en quelques mots est celle de deux jeunes gens qui sortent à peine de l’adolescence et découvrent l’amour, cette mise à nu  ou, pour être plus exact, cette phrase, qui heurte d’emblée le lecteur, annonce cet état permanent d’une narratrice qui raconte son histoire dans une volonté de transparence. Tout dire. Il faut tout dire. Les pensées, les rêves, les désirs. Les paroles sont comme de l’eau. Elles s’infiltrent et détruisent la muraille. « Je suis nue » est programmatique et équivaut à un « maintenant je peux parler et tout dire ». Tout dire dans une dénudation. Peut-être d’autres, les lecteurs, y trouveront à leur tour une libération. Ce beau livre est un projet d’espérance.

R.L