Petit-Bleu et Petit-Jaune

Petit-Bleu et Petit-Jaune

Sidérés par ce qui se passe en Ukraine et les bruits de guerre que les enfants européens d’aujourd’hui pourraient connaitre… Léo Lionni auteur de ce prodigieux album de 1959 qui parlait de la différence n’imaginait pas qu’il prendrait un tel sens symbolique en 2022…

Histoire afro-américaine en littérature jeunesse

Histoire afro-américaine en littérature jeunesse

🎵« Au fond rien n’a changé, pas de paix, de justice. T’es toujours en danger seul face à la police. […] Comme si l’histoire n’était qu’une boucle, ils tueraient à nouveau Malcolm X. »🎵  Malcolm X, Daddy Mory et Taïro

Le 25 mai 2020, aux Etats-Unis un homme noir est mort, assassiné par un policier blanc qui appuyait son genou sur son cou. Cet acte au XXIe siècle rappelle malheureusement que le racisme qu’on espérait  disparu est toujours présent dans notre monde.

Le racisme n’étant pas quelque chose d’inné, l’éducation devrait permettre de l’éradiquer. La littérature est un atout pour cet enseignement, surtout la littérature jeunesse qui comme son nom l’indique s’adresse aux plus jeunes. La suite de cet article sera une petite bibliographie[1] commentée d’ouvrages de littérature jeunesse traitant de l’histoire afro-américaine.

L’Esclavage

Henry et la liberté, Ellen Levine/Kadir Nelson, Editions des Elephants, 2018.

Album bouleversant, Henry est un jeune esclave qui subit les mauvais traitements de ses maîtres. Il tombe amoureux d’une femme, avec qui il a des enfants. Un jour, tout le monde disparait, le maître de sa femme n’étant pas le même que le sien a vendu sa famille. Maintenant qu’il n’a plus rien à perdre il va fuir les états du Sud, et découvrir la liberté.

Harriet Tubman : la femme qui libéra 300 esclaves, Anouk Bloch-Henry, Oskar, Coll. Elles ont osé, 2019.

Harriet Tubman est une jeune esclave qui ne peut se résoudre à accepter sa situation précaire, telle une marchandise, elle peut être séparée de sa famille. Elle va donc fuir, et survivre à cette fuite. C’est déjà un certain exploit, mais cette héroïne ne s’arrête pas là, elle va repasser la frontière de nombreuses fois pour libérer d’autres esclaves au péril de sa vie.

Ces deux personnages n’ont pas accepté leur situation et ont pris les choses en main pour combattre le racisme ambiant. Malgré l’abolition de l’esclavage, certains blancs se sentent toujours supérieurs aux noirs. Les plus racistes se sont regroupés dans un clan, le Ku Klux Klan, qui terrorise la population noire. Le clan est évoqué dans des petits romans comme L’arbre aux fruits amers d’Isabelle Wlodarczyk chez Oskar. Un blanc est tué, des noirs sont accusés. La justice étant très expéditive, malgré leurs protestations les jeunes gens sont pendus, d’autant plus que le petit ami du mort aurait été violé. Le KKK reste très présent et s’opposera fermement aux mouvements pour les droits civiques, qui verront naître de fortes personnalités tel que Martin Luther King, ou mettront en lumière un geste, celui de Rosa Parks.

Rosa Parks

Les Etats-Unis qui ont aboli l’esclavage, continuent à travers la ségrégation raciale à nier l’égalité des droits entre blancs et noirs. Les noirs sont séparés des blancs, pour nombre de choses. Par exemple dans les bus le fond est réservé aux noirs. Ils peuvent s’assoir devant s’il n’y a pas de blancs et autrement doivent rejoindre l’espace réservé. Rosa Parks en 1955, va refuser de laisser sa place à un blanc et ainsi rester à l’avant du bus. Elle va subir nombre d’insultes mais restera assise jusqu’à son arrestation par les policiers. Ce geste très courageux est évoqué de nombreuses fois en littérature jeunesse, faisant de cette femme le symbole de la lutte contre le racisme.

La femme noire qui refusa de se soumettre, Eric Simard, Oskar, coll. Résistantes-Résistants, 2013

Rosa Parks, non à la discrimination raciale, Nimrod, Actes Sud Junior, 2014.

Le bus de Rosa, Fabrizio Silei/Maurizio A.C. Quarello, Sarbacane, 2011.

Martin et Rosa, Raphaële Frier/Zaü, Rue du monde, coll. Grands Portraits, 2013.

Rosa Parks tout comme Martin Luther King et d’autres icones noires sont présents dans I have a dream de Jamia Wilson et Andrea Pippins, publié chez Casterman, qui regroupe 52 personnalités noires ayant marqué l’Histoire. Ce livre permet de voir que l’histoire principalement blanche est aussi marquée par des noirs qui doivent toujours lutter.

Ecole

La ségrégation était aussi présente dans l’éducation, les écoles étant racialement séparées. Il a fallu attendre pour que certains élèves noirs puissent aller dans des écoles blanches.

A noter le merveilleux album Ruby tête haute d’Irene Cohen-Janca et Marc Daniau, qui montre la hargne des blancs contre cette petite fille noire, obligée d’aller à l’école escortée par des policiers. Il en est de même pour Les 9 de little rock d’Elise Fontenaille, édité chez Oskar ou Dorothy Counts d’Elise Fontenaille aussi édité chez Oskar. Que ce soit en album ou en roman, tous transmettent cette peur d’aller à l’école dans un pays où c’est un droit. Il faut faire face à la haine populaire à l’extérieur mais aussi à l’intérieur de l’établissement, le racisme étant pour certains héréditaire.

Aujourd’hui

On pourrait supposer que le passage au XXIe siècle ait apaisé les tensions et pourtant il n’en est rien comme le prouve l’actualité avec les trop nombreux meurtres. L’opinion publique a changé, mais certains restent enfermés dans des clichés.

The hate U give d’Angie Thomas publié chez Nathan montre bien que la police tout comme dans les années 30 n’accepte pas l’innocence des noirs. Ce roman raconte la mort de l’ami de la narratrice tué par un policier qui pensait que le jeune homme allait sortir une arme. Des émeutes vont suivre ce meurtre et mettra la ville à feu et à sang.

RIEN NE CHANGE !

Il est très important d’ajouter à cette bibliographie les romans de Malorie Blackman, Entre chiens et loups. C’est une dystopie car ce sont les noirs qui ont le pouvoir. On remarque d’ailleurs très rapidement que les opprimés tentent de se rebeller, allant jusqu’à faire éclater une bombe et donc tuer nombre d’innocents. Transposer les rôles permet d’éclairer sous un nouveau jour cette histoire afro-américaine et peut-être que certains comprennent « Black lives matter ! ».

 

Pour aller plus loin, filmographie (totalement sélective selon mes visionnages)

The hate U giveBlack Panther (film) - Wikipedia

La couleur des sentiments

Le Majordome, une fresque sur l’histoire afro-américaine des champs de cotons à la maison blanche

Black Panther, premier super-héros noir

I am not your negro, Documentaire sur James Balvin et l’histoire des droits civiques

Dans leur regard, un groupe de jeunes noirs est accusés de viol, dans les années 70.

[1] Ouvrages reçus au Centre Denise Escarpit

 

Maylis Cormont

Apoutsiak, le petit flocon de neige, un album du Grand Nord à la croisée des genres.

Si l’album contemporain a pu faire émerger de multiples interrogations concernant les formes hybrides qu’il propose, certains albums plus anciens ne sont pas en reste : Apoutsiak, le petit flocon de neige, écrit par Paul-Emile Victor et publié par le Père Castor en 1948, en fait assurément partie.
Cet album inaugure la série « Les enfants de la terre »[1], créée après la seconde guerre mondiale dans un esprit d’ouverture au monde et à la diversité des cultures. Esprit qui se trouvait en germe, comme le rappelle Michel Defourny, dans le tout premier album publié par le Père Castor, illustré par Nathalie Parain Je fais mes masques (1931) qui est presque un « manifeste » :
Au terme d’un habile découpage (…), l’enfant peut prendre les visages de différents habitants de la planète. Grâce à ces masques, le petit Français, la petite Française prendront les traits d’un indien d’Amérique, d’un Esquimau d’un Africain. D’emblée, le Père Castor affiche une orientation humaniste et planétaire. (…) Sans que l’éditeur en ait peut-être conscience, les semences de la future collection « Les enfants de la Terre » sont lancées.[2]

Après Apoutsiak, viendront de nombreuses autres figures d’enfants du monde : d’abord figures de jeunes garçons  comme Amo, le peau-rouge(1951), Mangazou, le pigmée(1952), Jan de Hollande(1954) puis plus tardivement, dans les années soixante-dix, des figures de jeunes filles comme Sarah, petite fille du voyage (1972), Mandy américaine de New-Jersey(1973) ou encore Sinnika de Finlande(1974).  Le principe qui préside à chacun de ces albums est de présenter un pays ou une culture à travers une double entrée – fictionnelle et documentaire – et par deux modes de représentation – le texte et l’image-. Ainsi les personnages inventés à partir de données réelles et représentés dans le texte et les images permettent de découvrir le quotidien des habitants d’un pays, d’une région.  Par ailleurs, au texte fictionnalisé s’adjoint un autre texte (généralement en police réduite) qui relève du discours explicatif. La plupart des albums sont aussi dotés de cartes géographiques. Pour l’élaboration de certains de ces albums, Paul Faucher a pu s’appuyer sur des travaux de spécialistes, comme pour Mangazou, le pigmée, qui s’est inspiré des travaux de l’anthropologue Raoul Hartweg[3]. Pour Jan de Hollande, si le texte est de Paul François (nom de plume de François Faucher) et Jean-Marie Guilcher, les illustrations sont de Gerda – Gerda Muller – qui est elle-même hollandaise et a dû très certainement être sollicitée lors de l’élaboration du texte : d’ailleurs, comme un clin d’œil, la sœur de Jan se nomme Gerda. Tous ces albums mêlent donc fiction et documentaire, dans une volonté de présenter d’autres cultures, d’autres modes de vie. Ils peuvent être considérés comme une ouverture virtuelle au monde, mais aussi une invitation au voyage, sans pour autant constituer ce que l’on pourrait nommer des carnets de voyage, car nulle trace de voyageur.

Apoutsiak est cependant l’un des rares, voire le seul album directement écrit par un chercheur, le célèbre  Paul-Emile Victor  (explorateur du grand Nord, ethnologue). Dans ses ouvrages Boréalet Banquises(parus respectivement en 1938 et 1939 chez Grasset), il rapporte sous forme de « journaux de route » ses deux expéditions de 1934-1937 au Groenland et notamment son séjour de 14 mois dans une famille esquimaude (inuit).  Ces ouvrages comportent des textes écrits au fil du temps et datés, des croquis (personnes, animaux, objets, cartes et plans), ainsi que des photos ajoutées par la suite. Apoutsiak, publié dix ans plus tard, sans reprendre une forme identique, est nourri, de toute évidence, de ces carnets. Et si, par ailleurs, il inaugure les principes exposés plus haut et communs  à tous les albums de la série, cet album, plus que les autres, me semble précisément garder cette trace du voyageur et pourrait se lire alors non seulement comme un documentaire fictionnalisé, mais aussi comme une forme de carnet de voyageur ou d’explorateur, adaptée aux exigences très nombreuses de Paul Faucher[4].

Il ne s’agira pas ici de proposer une analyse précise de l’album qui a déjà été remarquablement réalisée par Daniel Jacobi, universitaire spécialiste de la vulgarisation scientifique[5]mais d’observer à travers la question des multiples temporalités de l’album en quoi Apoutsiak mêle documentaire, fiction mais aussi garde des traces du carnet de voyage.
S’il n’y a pas de date précise dans l’album, à la différence d’un journal de bord ou d’un carnet de voyage, le texte et l’image, le choix de temporalités multiples vont donner des indications variées sur le temps à la fois cyclique et linéaire.

Le cycle des saisons

La succession des images et en leur sein, la représentation des paysages vont opposer et faire alterner des scènes d’hiver et des scènes d’été : à l’extérieur le blanc et le bleu dominant de l’hiver laissent place à des couleurs d’été plus nombreuses, aux teintes ocre foncé des montagnes dénudées, à quelques espaces de verdure. Les scènes d’intérieur sont des scènes d’hiver lorsque toute la famille assez nombreuse est rassemblée dans une seule et même temps : l’image qui propose une vue d’ensemble (p. 11) contraste avec les scènes d’extérieurs par ses couleurs vives, par la profusion de personnes, de chiens, d’outils.  Ainsi la succession des images, sans stricte régularité toutefois, donne à éprouver l’écoulement du temps à travers les scènes du quotidien et les couleurs pourraient faire office de dates même si le texte (narratif ou explicatif) vient généralement indiquer aussi la saison représentée.  Le temps passe et revient, à travers un mouvement cyclique qui est cependant contrebalancé par le choix narratif de l’histoire même d’Apoutsiak.

Le déroulé d’une vie

Il existe dans cet album une seconde ligne temporelle très singulière, prise en charge par le discours narratif qui conduit la fiction : en effet, l’album va retracer la vie entière du personnage principal de sa naissance à sa mort et son entrée dans le paradis. Les autres albums de la série ne reprendront pas ce déroulé temporel et s’en tiendront à la vie des enfants dans le temps de leur enfance. Aussi peut-on s’interroger sur ce choix qui peut être lié à l’expérience personnelle de l’auteur au sein d’une communauté esquimaude : la naissance, la mort sont assez régulières ; les vies plus courtes ainsi que le temps de l’enfance. Aussi c’est peut-être pour cette raison que P.E. Victor a choisi de faire découvrir une vie dans sa totalité avec ses étapes majeures (nourrisson/enfant/ adulte/vieillard), comme un résumé très condensé de sa propre expérience, sans chercher justement à s’en tenir au moment de l’enfance comme ce sera le cas dans les autres ouvrages de la collection.

Brouillage temporel des différents discours

Ces différentes lignes temporelles se doublent comme le montre Daniel Jacobi de choix énonciatifs singuliers : la vie d’Apoutsiak est presque entièrement rapportée à l’imparfait, ce qui crée à la fois le sentiment de la durée, de l’inachevé, ou de l’intemporel. La singularité vient rejoindre la portée générale du discours explicatif . Le récit est d’une certaine façon suspendu et la trace – image ou écriture – fige et fixe des scènes, comme des exemples précis et représentatifs, à l’instar des croquis contenus dans  Boréal.

Par ailleurs, le discours explicatif est traversé d’un autre discours : ainsi, certains textes explicatifs à valeur générale sont cependant adressés au jeune lecteur, qui est sollicité plusieurs fois sous la forme du « tu »[6]. Si la volonté pédagogique qui préside à l’élaboration de cette série, est très visible dans ces adresses, on peut aussi y voir une transposition du carnet de route de P.E. Victor : carnet rempli au fil des jours, destiné à la fois à servir trace et de base pour ses analyses scientifiques, carnet aussi pour un public plus large, dans le but de faire partager son expérience et de la faire vivre : et de fait, le lecteur adulte, sans être directement sollicité, n’en est pas moins absorbé dans ces carnets qui transmettent des savoirs, mais provoquent aussi des émotions et un attachement à tous ces individus, en tant que  personnes et personnages.

Apoutsiak n’est pas un carnet de voyage à proprement parler. Toutefois, il possède une dimension  plus singulière et personnelle que les albums qui suivront. Il inaugure aussi sans aucun doute de nouvelles formes de documentaires, reprises notamment dans le principe de la collection « Archimède » de l’Ecole des loisirs. Par ailleurs, la co-présence de la fiction et du discours informatif pourrait bien avoir ouvert des pistes quant aux possibilités de l’album, mêlant texte et image, comme dans les ouvrages de François Place qui construit des fictions d’univers et de peuples, à partir toutefois de savoirs savants très assurés.

Florence Gaiotti, Maitre de Conférences à l’ESPE, Université d’Artois.
Article paru dans NVL N°192, Juin 2012.

[1]Initialement appelée « Les enfants du monde », selon les recherches de Michèle Piquard qui analyse tout particulièrement cette collection dans un article intitulé « Les cartes dans les albums du Père Castor », in Cartes et Plans, D.Dubois-Marcoin, E.Hamaide, Cahiers Robinson, 28, 2010. Il y est amplement question d’Apoutsiak et certaines informations sont issues de cet article.

[2]Michel Defourny, Pour lire commençons par les mains !,Les amis du Père Castor, Meuzac, 2010, p. 15-16.

[3]Cet anthropologue a fait notamment paraître un ouvrage intitulé La vie secrète des Pigmées,Editions du temps, 1961,  mais avait déjà produit en 1951 de nombreux travaux dont l’album a pu s’inspirer.

[4]Michel Piquard évoque les longs échanges entre Paul Faucher et P.E.Victor : ce dernier a été invité à rajouter un certain nombre d’éléments. Le livre est paru deux ans après la proposition de P.E.Victor auprès de Flammarion.

[5]Daniel Jacobi, « Apoutsiak, le petit flocon de neige, anatomie d’un chef-d’œuvre », La revue des livres pour enfants, n° 210, p. 57-59.

[6]Constat fait et analysé aussi bien par M.Piquad que D.Jacobi.

« Nous avons rencontré Warja Lavater », article publié dans Nous Voulons lire ! n°76, octobre 1988

NVL la revue 208 de juin 2016, « des livres d’artistes pour les enfants », évoque le travail de Warja Lavater et son  Petit Chaperon Rouge de 1965. En 1987, Denise Escarpit avait mené un entretien avec Warja Lavater : vous trouverez ci-après le texte intégral de cet échange publié dans Nous voulons lire !, n°76 d’octobre 1988.

NOUS AVONS RENCONTRE WARJA LAVATER

Connaissez-vous les albums de Warja LAVATER ? Connaissez-vous Warja Lavater ? « Non figuratif », « création abstraite », « livres objets », « livres jeux », tels sont les mots que l’on a coutume de lire ou d’entendre lorsque sont évoqués les albums publiés aux Éditions Maeght depuis plus de vingt ans.

Warja Lavater est suisse ; elle a passé sa jeunesse en Russie, puis en Grèce. Après des études au lycée de Winterthur, elle est entrée aux Beaux-Arts de Zürich où elle a été très marquée par l’influence du Bauhaus. Ensuite, avec son mari, Gottfried Honegger, elle ouvrit un atelier d’art graphique. Elle fut aussi, avec lui, rédactrice d’un périodique pour jeunes de 1944 à 1958, date à laquelle elle partit aux Etats-Unis. Et c’est de rencontres fortuites à New York que naquit l’idée de ses albums pour enfants, de ses « imageries ». Elle habite maintenant Zürich.

J’ai eu le bonheur de la rencontrer, un peu par hasard, lors de la Foire du Livre de Toulon, fin 1987. Je vais essayer de vous parler d’elle comme elle-même nous en a parlé, avec simplicité.

D.E. – Il y a bien longtemps – près de vingt ans ! – que j’ai « rencontré » vos albums. En tant que linguiste, j’avais été fascinée par l’écriture codifiée qui en est la base. Puis, m’intéressant aux enfants, je m’étais demandée comment avait pu naître chez vous l’idée de ces objets que sont vos livres, et comment vous aviez choisi de parler aux enfants à l’aide de signes colorés.

W.L. – J’étais à New York. Je me promenais dans Chinatown. J’ai rencontré des petits livres, dans un petit format que l’on tient dans la main. Ils se dépliaient, comme du papier plié en accordéon, et les pages étaient blanches pour que l’on y écrive. Cela constituait une sorte de sculpture que l’on pouvait mettre debout par exemple.
Dans un livre normal, tourner la page coupe l’écoulement du temps ; il y a le passé et le futur. Le livre dépliant est plus linéaire : c’est l’écoulement du temps dans l’horizontal ; il peut y avoir aussi le vertical vers le bas et le vertical vers le haut : voir les rouleaux japonais, que l’on peut relier aux « volumen » de la Rome antique.
Mais quand un livre est debout, il s’éloigne de sa destination ; il révèle son propre monde ; il devient sculpture. Au contraire, quand on l’étale sur un mur, il y a obligation de mettre des numéros pour éviter la confusion. Il y a quatre dimensions dans un livre : le début, la fin, l’espace et le temps. La présentation du temps est liée au sens de l’écriture.

D.E. – C’est donc cette possibilité de modifier l’écoulement du temps de lecture, cette possibilité de vision totale, d’appréhension totale d’un récit qui vous a fait choisir ce support particulier. Le livre destiné aux enfants a-t-il été votre première démarche de peintre ?

W.L. – Avant j’avais fait des livres scientifiques sur la génétique et l’hérédité. Un professeur faisait le texte et moi, je faisais l’illustration, car l’illustration est porteuse de sens ; une pensée passe par le dessin.
L’art a débuté dans les cavernes : c’était de l’écriture, une pensée conservée dans la pierre. Ce n’est qu’après qu’il y a eu l’écriture d’un côté et l’art graphique de l’autre.
Mon but à moi, c’est de faire que l’écriture devienne dessin et que le dessin devienne écriture qui doit transmettre un message. Je me ressens comme un écrivain qui écrit un livre, et non comme un peintre.
Comment en suis-je venue à ces albums ?
Pour en revenir à mon histoire personnelle, de la science, je suis passée au conte. J’ai toujours beaucoup aimé raconter. Quand j’étais à l’école, je faisais des livres pour mes camarades, un par semaine. J’avais une liste et chacune, à son tour, avait son livre.
Comme je suis suisse, j’ai fait Guillaume Tell pour exprimer la libération d’un peuple. Mais je me suis demandé : « Ce sera-t-il lisible ? ». 3000 exemplaires ont été tout de suite épuisés, puis les 3000 suivants.
Il faut ajouter que j’ai eu beaucoup de chance : c’est de la rencontre entre le Directeur du Modern Art Museum de New York et d’Adrien Maeght qu’est née la possibilité de publier ces livres.
J’ai ensuite fait Le Petit Chaperon rouge.

D.E. – Vous m’avez parlé du support que vous aviez choisi. Mais, si je comprends bien, votre écriture repose sur un graphisme particulier ; certains disent sur un graphisme abstrait. C’est cela que peuvent se poser des problèmes de lisibilité.

W.L. – Quand on parle de mes albums, on parle de dessins abstraits. Je refuse absolument ce terme : ce sont des dessins qui bougent, se mêlent, se séparent de nouveau : c’est essentiellement concret.

Une graphie claire et expressive doit présenter un modèle de pensée, des couleurs, qui suscitent la connaissance de celui qui regarde. Cette graphie doit conduire en haut, en bas, en dedans, au dehors, de l’autre côté. Elle peut être grande ou petite, pointue ou ronde, épaisse ou fine, oblique ou droite. Elle peut être affirmée ou tremblée, claire ou foncée.
Ce n’est que lorsque les choix sont faits avec clarté qu’elle pourra être comprise avec précision de tous, malgré les frontières de la langue et de la culture.
Le conteur redevient poète. L’imagination s’ouvre à lui et à ses spectateurs.

D.E. – Parlez-moi de vos livres, de leur création, de ce qu’ils sont.

W.L. – Je veux conter une histoire. Un matin, je me réveille parce qu’un merle siffle devant ma fenêtre une petite phrase inhabituelle « tür—di-di, tûr-di-di ». De là nait l’histoire du jeune chanteur Tür-di-di qui trouvait des mélodies bien différentes de celles des maîtres traditionnels, si différentes qu’il lui arriva bien des mésaventures. Dans le livre, on accompagne Tür-di-di – trois quarts de cercle sombre avec des cercles intérieurs rayonnants, comme des yeux – dans sa fuite devant des cercles figés ; on vit son triomphe auprès des média – antennes de TV -, l’acharnement des jaloux et enfin sa solitude dans un compartiment d’un gris triste : destin de l’artiste devant l’incompréhension. Finalement, sa chanson sera de nouveau entendue par des jeunes et, dans les dernières pages, il plane de ses grandes ailes entre deux petits Tür-di-di, dans un désordre léger et joyeux.

D.E. – C’est dommage, je n’ai jamais vu ce livre… Non seulement c’est une histoire pleine de poésie, mais elle est lourde de signification. Mais revenons-en à vos albums…

W.L. – Une fois dépliés, mes livres ne font qu’une image. Chaque signe est expliqué au début. C’est le code. On ne peut le changer. Pour un texte, l’image du texte est très importante et influence la lecture. Le texte doit être lisible et la lisibilité naît de la typographie choisie et de la mise en page : l’image de la une d’un journal est essentielle. Chaque caractère est une image stricte, toujours verticale.
Au contraire de la typographie, je peux modifier la taille de mes signes. Mon écriture est beaucoup plus libre. Mais ça doit rester lisible. Si le résultat est laid, tant pis ! S’il est beau, tant mieux ! L’essentiel pour moi, ce n’est pas « illustrer », c’est « dire ».
Il faut créer chez l’enfant-lecteur un état d’âme qui lui permet de créer son histoire : « seeing is believing » ; voir, c’est croire. Toute la tradition religieuses repose là-dessus. Dans mes livres, les mots sont rares : il y en a quelques-uns au début, nécessaires pour expliquer les signes et permettre de décoder ; ensuite, sur une vingtaine de doubles pages, se déploie la chorégraphie du code…

D.E. – Beaucoup de vos « imageries » ont pour point de départ les Contes de Perrault. Quand nous donnerez-vous le plaisir d’un Chat Botté ?

LE PETIT CHAPERON ROUGE, un livre de Warja Lavater aux Editions Maeght.

Cet article, compte rendu d’un travail fait à l’école maternelle de Pourcieux, nous a été envoyé par Isabelle Fabre, institutrice.

En 1964, paraît Petit Bleu, Petit Jaune de Léo Lionni, un classique aujourd’hui des bibliothèques pour enfants.
Deux ans auparavant, en 1962, Warja Lavater, préoccupée par les signes et leur importance dans la vie de tous les jours, publiait au Musée d’Art Moderne de New York, Guillaume Tell, premier ouvrage d’une lignée un peu particulière dans la littérature pour la jeunesse.
À la base de sa recherche, les signes qui nous mènent – signaux routier, graffitis, codages… – ; les couleurs de base – parmi lesquelles les couleurs des feux tricolores – et les lignes de base de l’écriture romaine – verticales et horizontales, diagonales et ronds -. « Si on laisse vivre les formes abstraites, on peut éviter les mots », nous dit Warjia Lavater ; « l’alphabet devient image, l’image devient alphabet ».
Son Petit Chaperon Rouge, paru en 1965 aux Editions Adrien Maeght, est un exemple qui illustre parfaitement cette phrase.

Au premier abord, c’est un livre-objet, à l’air précieux, une boîte de plexiglas qui dévoile en transparence juste assez de son mystère pour que le lecteur soit tenté de l’ouvrir. Puis, lorsqu’on l’ouvre, sa forme inusitée, insolite, ne peut laisser le lecteur passif. La longue bande de papier pliée en accordéon, qui peut se déployer, s’agencer, fait que, devant ce « volume », l’enfant, à la fois spectateur et lecteur, est obligé d’entrer dans le jeu. Le dépliant, fruit de l’influence japonaise, permet à l’enfant de se promener dans l’espace en lui offrant une autre dimension qui est la profondeur, et dans le temps puisqu’il peut, d’un seul regard, embrasser, embrasser le début et la fin. Le livre participe au mouvement.

Le questionnement est alors très fort, surtout s’il est soutenu et organisé par l’adulte, et l’enfant entre facilement dans le livre. D’autant plus facilement d’ailleurs que Warjia Lavater fait appel à une symbolique qui ne lui est pas étrangère : les taches vertes et brunes, c’est la forêt vue d’avion ; la tache noire, c’est la peur.
Et ici il n’est absolument pas question de pictogrammes, mais bien d’une œuvre peinte d’une écriture qui va bien au-delà du texte et, faisant appel à l’imagination de l’enfant, lui offre une vision plus large d’un conte traditionnel. Warja Lavater traduit le récit, non plus par une expression verbale, mais bien par l’expression picturale et artistique.

La structure du conte est nette et visible dès le départ : un état initial où tout est ordonné, un état intermédiaire où tout se complique et tout se joue, un état final où tout est ordonné de nouveau. En entrant dans la structure du récit, l’enfant entre du même coup dans la psychologie des personnages. Il s’identifie au Chaperon Rouge en voyant toutefois ce que le personnage ne voit pas : il anticipe.
En présentant ce livre, il ne s’agit nullement d’enfermer les enfants dans un système d’expression purement graphique puisque le thème choisi relève du fonds classique des contes et que les jeunes lecteurs connaissent, ou connaîtront facilement le texte.
C’est en fait une version de plus à faire découvrir aux enfants parmi les différentes versions, de la plus édulcorée à la version originale de Perrault, à laquelle correspond d’ailleurs tout à fait le livre de Warja Lavater.
Il semble très important que les enfants entendent d’autres voix. Warja Lavater, parlant avec la voix du peintre, paraît être un bon exemple. Les enfants sont prêts alors à voir d’autres histoires avec le regard de l’artiste.

Une expérience pédagogique

Situation de départ
Une classe enfantine – 20 élèves de 2 à 5 ans -, au 2ème trimestre de l’année scolaire.
Ce livre est différent de ceux que les enfants ont l’habitude de rencontrer, par sa forme et par sa conception. Il s’agit d’engager un travail dans deux directions : la narration et le système graphique.

1 – Le livre est déplié et affiché sur le mur afin que les enfants le prennent en compte dans sa globalité. Déjà, ils sont en situation de lecture : ils marquent le début et la fin de l’histoire ; ils recensent les personnages ; ils remarquent les différents lieux.
Dans ces premières séances d’appropriation globale du livre, les enfants parlent librement, sans autre intervention magistrale que celles leur demandant de formuler clairement leur pensée ou demandant au groupe d’écouter celui qui intervient et sollicitant les plus timides afin que chacun ose prendre la parole. Plus tard, on reprendra ce travail de lecture et on l’affinera en poussant les enfants à aller plus loin dans leurs hypothèses de lecture par un questionnement sur des points précis, des images-clefs. Par exemple : « Y-a-t-il une image qui fait peur ? » ou « Pourquoi tel personnage change-t-il de forme ? » « …de taille ? » etc.
Peu à peu les enfants sont conduits à rentrer dans le système graphique qui leur semblait étranger au départ. Ils vont devenir capables de comprendre et décoderont ainsi le message. Comme d’habitude, lorsque nous travaillons sur un livre, j’essaie de présenter le livre choisi dans un certain contexte. Ici, il s’agira d’autres livres sur les loups – albums ou documentaires -, de chants parlant de loups, de séances de vocabulaire ou d’expression poétique, ainsi que d’activités de TME.

Pour l’instant, les enfants ne connaissent pas le titre de l’histoire, ni son contenu réel. Mais je souhaite faire en sorte qu’ils puissent s’approprier le récit. Donc je vais travailler à partir d’autres illustrations du même conte.
Je présente aux enfants une dizaine d’images tirées du livres Le petit Chaperon Rouge, édité par l’Ecole des Loisirs. Nous travaillons alors en dénotation et en connotation sur chaque image, avant de les coller, dans l’ordre chronologique sur une bande da papier rappelant la forme du livre de Warja Lavater. Mais on ne lit pas le texte.
Je présente ensuite aux enfant une série de diapos (Nathan) sur Le Petit Chaperon Rouge et je raconte l’histoire : c’est à ce moment seulement que les enfants font le lien entre les trois formes d’une même histoire. Il ne reste plus qu’à mettre en parallèle les images réalistes de l’album de l’Ecole des Loisirs et celles, très symboliques, du livre de Warja Lavater, en plaçant l’une au-dessus de l’autre les deux bandes.

2 – En prolongement à ce travail de lecture, on peut pratiquer un travail d’ « écriture » qui se vira de réinvestissement. En utilisant le système graphique de Warja Lavater, nous allons essayer de raconter une autre histoire.
Le choix de cette histoire revient à l’enseignant, car elle doit répondre à certains critères

* peu de personnages, mais des personnages caractérisés

* une action bien découpée avec des temps forts bien marqués

* une certaine unité de lieu.

C’est le conte Les Trois Petits Cochons qui est retenu pour ce travail. À noter que l’action se déroule dans la forêt, qu’il y a un loup, comme dans Le Petit Chaperon Rouge.

On aura facilement six ou sept versions de l’histoire que les enfants doivent bien connaître.
Il faut tout d’abord procéder au découpage de l’histoire en séquences. Par un jeu de questionnement sur la chronologie, les lieux, les personnages, on aidera les enfants à raconter l’histoire très simplement, chaque phrase correspondant à une séquence, donc à une illustration à produire. Puis il faut rechercher les différents éléments de la symbolisation. Avec Les Trois Petits Cochons, le point de départ est aisé puisqu’on retrouve le loup et la forêt du Chaperon Rouge.
Enfin, il s’agit de réaliser des images, une à une, individuellement, après une discussion collective où l’on résoudra les problèmes de mise en page, de format et d’échelle.
La confrontation de tous les dessins permet ensuite de corriger les erreurs et de choisir le dessin qui correspond le mieux au texte et qui sera reproduit à la peinture.
Lorsque toutes les images sont définitivement réalisées et terminées, il ne reste plus qu’à les fixer et à les plastifier afin d’obtenir un livre facilement manipulable.

Denise ESCARPIT

BIBLIOGRAPHIE DES « IMAGERIES » POUR LES ENFANTS

GUILLLAUME TELL (1962) (Museum of Modern Art, New York)
LE PETIT CHAPERON ROUGE (1965) (ibid. en co-édition avec A. Maeght)
LA FABLE DU HASARD (1968) (Ed. A. Maeght)
LA MELODIE DE TUR-DI-DI (1971) (ibid.)
BLANCHE NEIGE (1974) (ibid.)
CENDRILLON (1976) (ibid.)
LE PETIT POUCET (1979) (ibid.)
LA BELLE AU BOIS DORMANT (1982) (ibid.)